çue du monde de la littérature instituée et reconnue. Seul le monde policier a réellement pris conscience de l'importance de l'événement. On peut sans exagérer considérer que pour la première fois, la France policière prenait le pas de l'initiative sur son "grand frère" et inspirateur américain. En effet1, la Série Noire, notamment par le biais des imitations et pastiches fameux de Boris Vian, s'est constituée une identité par un mécanisme complexe d'imitation d'un modèle qui n'avait d'ailleurs jamais existé. C'est à partir des traductions plus que libres de Marcel Duhamel et de son équipe, qui n'hésitaient guère à couper de nombreux passages, ou à réécrire certains autres, que le ton de la Série Noire française s'est trouvé. Il s'agissait d'un roman âpre, cru, volontiers grivois, haut en couleurs, dont l'intrigue se situait principalement dans les bas-fonds de la société française. C'est le temps des "Putes au grand cœur et des casses du siècle", ainsi que Manchette les désignait. Un monde exotique, doté d'un charme incomparable, d'une "langue vert" à la maîtrise difficile, d'une séparation du monde entre "Hommes" et "Cave ", comme le Touchez Pas au Grisbi! d'Albert Simonin l'indique dès l'exergue. Le monde des Caves n'existe alors que pour être mieux rejeté par des Hommes ayant choisi la liberté hors-la-loi plutôt que l'asservissement par le travail.

Le Néo-polar naît entre mai 68 et le premier choc pétrolier, à la fin des Trente Glorieuses. Ce changement d'époque sociale trouve des échos directs dans le genre, qui met en scène des enjeux nouveaux, mais aussi des classes sociales qui n'apparaissaient guère jusqu'alors. Les professeurs, les étudiants, les fonctionnaires, -en dehors des policiers-, les journalistes, les chômeurs, voire les paysans peuvent devenir des personnages de polar. De même, les lieux consacrés du polar se diversifient. Après les motels, les speakeasys, les dancings et autres guinguettes, le polar s'invite dans les banlieues, naguère territoire des "Caves" par excellence. C'est presque un polar de "Caves" qui succède à la peinture du monde des "Hommes". Sans pour autant généraliser le phénomène à l'ensemble de la création policière, on peut distinguer une évolution vers le métissage. Les auteurs français contemporains s'inspirent plus volontiers de la réalité quotidienne que de l'univers des bas-fonds, qu'il soit réel ou rêvé. L'évolution se fait sentir rapidement dans les deux branches principales du récit policier. Ces deux branches peuvent -très grossièrement- distinguer le récit d'enquête et le reste, ce "reste" étant constitué d'un ensemble hétéroclite sur le plan générique mais appartenant incontestablement au domaine policier. On y trouve le roman du crime, qui suit les mobiles, la préparation et l'exécution d'un crime ou d'un méfait, ainsi que son éventuel châtiment, le roman de prison, bien qu'il soit mieux représenté aux Etats-Unis, mais aussi des récits dont l'appartenance à l'univers du Noir est stigmatisée par un univers profondément sombre, alors que les éléments typiquement policiers semblent passer au second plan narratif, comme dans le cas de certaines œuvres de Thierry Jonquet, ou des œuvres les plus historiques de Frédéric Fajardie, dont l'enquête s'apparente plus au travail d'historien qu'à celui de policier. Ces deux branches principales du roman policier français se métissent donc, pour créer de nouveaux héros, de nouveaux personnages secondaires, de nouveaux méchants aussi. Le paysage policier se redessine et se décentralise. A une vision exotique des bas-fonds se substitue une vision sociale globalement policière. C'est la fin du gangster-corsaire, dont l'Ile de la Tortue se situait au cœur de Paris. De régionalisation en évolution sociale, les héros du polar français changent considérablement. En une forme de mise en abyme, ils sont touchés par le désenchantement de la désillusion politique et sociale, mais aussi de la nostalgie d'un autre polar, celui qui les a vu naître, le Hardboiled américain et celui des bas-fonds parisiens. Le héros de roman policier français semble le dernier de son genre, conscient à la fois de la perte d'un monde et d'illusions, mais aussi de sa propre impuissance de héros policier.

La rupture idéologique qui préside à la naissance du Néo-Polar n'est pas tant dirigée contre les prédécesseurs littéraires que contre d'autres idéologies, exprimées dans le monde réel. Le polar devient le nouveau champ de bataille et d'action d'une lutte politique et idéologique qui s'exprime de manière violente jusqu'aux plus hautes sphères des Etats. Le déclin d'une certaine idée de la Série Noire ne vient-il pas, après 1968, à l'heure d'une politisation toujours plus grande des jeunes générations, de son manque de clairvoyance politique et de la relative absence d'un regard sur le monde extérieur à celui des Bas-Fonds. A l'exception de Jean Amila et de rares autres, le Néo-Polar est le premier à mêler les éléments policiers et ceux de la politique de son temps. La question que toute approche contemporaine du polar français depuis les années soixante-dix se doit de poser est la suivante : y a-t-il encore un polar apolitique en France ?

La réponse semble négative, après examen du panorama. Il semble d'ailleurs qu'une étude biographique aboutirait aux mêmes conclusions : la plupart des auteurs contemporains ont un passé ou un présent d'engagement politique, qui les a guidés vers le polar, genre mineur, mais dont la liberté réside précisément dans la mise à l'écart méprisante dont il a fait l'objet jusqu'ici. Cette liberté était employée par le passé à une certaine surenchère dans la violence et l'érotisme, dont les collections s'enorgueillissaient pour leur promotion. Elle sera employée pour mettre en scène et mettre en jeu les questionnements, les scandales, les vicissitudes de la société française, voire de la politique internationale. Il s'agit alors, en France, de l'un des seuls territoires de la fiction qui s'investisse dans le champ politique. Le roman policier français serait donc un roman prétexte à dénonciation. Mais à la différence d'autres auteurs qui n'emploient la structure policière ou certains de ses éléments que pour profiter du dynamisme de sa forme -à l'instar d'un Costa-Gavras dans Z ou d'un Oliver Stone dans JFK, les auteurs qui ont constitué le Néo-Polar ne se sont jamais éloignés du genre. Ils perpétuent la forme policière, ou plutôt les formes policières en leur intégrant de nombreux éléments politiques. Manchette et ses contemporains n'ont en effet jamais renié leur admiration pour les "maîtres anciens" du genre, notamment les Américains Hammett, Chandler, Thompson, Goodis, voire certains méconnus comme Don Tracy, dont les préoccupations sociales affleuraient constamment. Ils ont composé la physionomie d'un authentique polar, dont les intrigues n'ont rien de prétexte, et où l'on trouve de fréquents hommages à la tradition policière. Cette évolution se mesure, semble-t-il, en observant les enquêteurs depuis 1970, et, paradoxalement, ceux qui n'ont jamais été aussi représentés qu'Outre-Atlantique, les détectives privés.

Le détective privé du genre policier est un enquêteur dont les motivations sont souvent moins nobles en apparence que celles du policier. Ce dernier est censé faire respecter la loi, tandis que l'enquêteur privé exécute des missions pour des commanditaires, et peut être appelé à violer certaines lois. La plupart du temps toutefois, les motivations du détective privé se font personnelles : Philip Marlowe tombe presque toujours amoureux de sa cliente ou d'une des femmes qu'il rencontre au cours de son enquête, et ses sentiments sont immanquablement la cause de ses soucis en même temps qu'ils le motivent pour découvrir la vérité. La fonction du détective privé du genre policier est complexe : marginal, il pallie les insuffisances de la police par sa grande liberté d'action : Le détective de La Moisson rouge de Hammett rétablit l'ordre en feignant de s'associer avec la plupart des truands qui ont pris possession de la ville pour mieux les pousser à s'entretuer. Représentant de l'ordre, le détective dispose à la fois d'une crédibilité légale -il est détenteur d'une licence, qui lui ouvre certaines portes mais ne lui donne aucun pouvoir de justice- et de moyens d'action à la limite de la légalité, voire au-delà de cette limite : Marlowe force de nombreuses portes, fouille des appartements ou des chambres d'hôtels, garde des pièces à conviction par-devers lui sans états d'âme. C'est également pour sa discrétion que l'enquêteur privé est recruté. On lui demande de ne pas se faire remarquer, ou pour reprendre les enquêtes que la police abandonne faute de temps ou d'intérêt. Par bien des aspects, le détective privé de la tradition policière est doté de capacités d'enquête supérieures à celles de la police. En effet, ses transgressions de la loi sont toujours justifiées par la justesse de sa cause, et par l'inefficacité de la police. Cette dernière va parfois jusqu'à employer le détective privé pour pallier elle-même ses manquements. La marginalité du détective privé est également à l'origine du regard désabusé que ce dernier porte sur le monde. Ni totalement policier ni vraiment voyou, il a une conscience aiguë de ses propres limites, et la motivation qu'il trouve pour résoudre les enquêtes qu'on lui soumet tient plus du sursaut vital que de la croisade.

Il est ainsi remarquable de constater que Jean-Patrick Manchette, après avoir lancé quelques bombes dans la mare policière avec ses premières œuvres (L'Affaire N'Gustro, Nada), se tourne vers une des figures les plus classiques de la mythologie du genre. Par jeu, pour s'essayer à la composition d'une série policière et, de son propre aveu, "pour payer ses impôts", il crée un enquêteur totalement hors du temps, à contre-courant de son époque, le détective privé Eugène Tarpon. A la même époque, un seul autre détective privé français occupe une place importante dans le paysage littéraire, Nestor Burma. Très chandlérien, ce dernier fait partie de ce que nous pourrions appeler les "enquêteurs-catalyseurs". Leur talent d'enquêteur réside moins dans leurs facultés de déductions que dans leur courage ou leur entêtement : C'est leur seule présence qui, poussant les uns et les autres à l'action et à la réaction, met au jour les vérités cachées et conduit éventuellement au châtiment des coupables. Tarpon ne déroge pas, dans les deux romans qui le mettent en scène (Morgue Pleine et Que d'Os!) à cette ligne de conduite inspirée de Philip Marlowe. Son engagement politique n'est guère prédominant, mais la plupart de ses relations sont nettement engagées, comme sa complice Charlotte et son ami Jean-Baptiste. Il accepte des affaires en apparence simples et anecdotiques, qui le plongent immanquablement dans des péripéties où les implications politiques ou historiques sont cruciales, comme lorsqu'il aboutit, au fond d'un souterrain, à un ancien savant nazi digne du dentiste de Marathon Man. Tarpon n'est pas dénué de sens critique, et porte un regard vif et lucide sur la société dans laquelle il vit, mais ce regard trahit une forme d'inadaptation. Tarpon ne comprend pas vraiment le monde qui l'entoure, il s'en sent légèrement exclu, et son parcours de la gendarmerie vers l'enquête privée semble plus correspondre au reflet de son incompréhension qu'à une volonté de devenir un justicier libre des contraintes de l'administration policière. Tarpon a d'abord été gendarme mobile, spécialisé dans la contention des manifestations, et il a quitté la gendarmerie par dégoût, sans pour autant embrasser les causes qu'il a aidé à contrer physiquement. Tarpon choisit la marge et l'individualité, il est dans ce sens un détective privé par essence, plus proche de Marlowe que de Sam Spade. On le sent parfois timide, discret, et ses initiatives ne se révèlent que lorsqu'il est acculé à l'action.

Ses aventures n'en mettent pas moins en jeu, sous une forme volontiers parodique ou caricaturale, des figures ou des faits importants dans le paysage politique des années soixante-dix. On le voit ainsi grincer des dents en contemplant les immeubles de banlieue construits pour des cadres "schrébeiriens ou néorocardiens". Il quitte également sa neutralité le temps d'une hilarante tirade contre le journal d'extrême droite Minute. Il se moque allègrement des tentations spirituelles lors d'un passage dans une communauté s'inspirant lointainement du bouddhisme, en réalité une authentique parodie de la secte Krishna. Cependant, Tarpon revient toujours à son point de départ, à l'instar de Marlowe. Il gagne peu, perd beaucoup -la fin de sa deuxième et dernière aventure, Que d'Os!, le voit sur un lit d'hôpital avec les deux bras cassés-, et semble n'aspirer qu'à la tranquillité.

De la même manière, l'inspecteur Cadin créé par Didier Daeninckx termine sa longue carrière fictionnelle en détective privé. Le décalage avec la réalité du métier de l'investigation privée qu'il personnifie alors n'a d'égal que le décalage avec le topos bogartien. La timidité qui, chez Marlowe ou Tarpon, masquait une incompréhension du monde, qu'il fût celui de la société ou de sa marge, s'est muée en une quinzaine d'années en désenchantement violent. Dans Meurtres pour Mémoire, Cadin arpentait les rues de Toulouse en flic convaincu, imprégné de certaines valeurs humanistes qui le poussaient à résoudre certaines affaires en dépit des mises en garde, ou pire, de l'indifférence générale. On le verra déprimé à Hazebrouck, à l'entame du Géant Inachevé, étendu sur un lit en pleine journée, s'interrogeant sur une marque de thon en boîte. On finira par assister à son suicide solitaire dans le Facteur Fatal, comme à la fin d'un parcours qui l'aura vu s'éloigner toujours plus du reste de la société. Son bref statut de détective privé semble un statut-prétexte. Les détectives privés ont presque tous disparu à cette époque de la littérature policière, à l'exception de Pepe Carvalho, et leur souvenir fait partie désormais du folklore du genre. C'est pourtant la seule manière que l'ancien policier peut envisager pour continuer d'exercer son métier. Au-delà du personnage de Cadin et de ses motivations, aussi personnelles qu'autodestructrices, il semble qu'un nouveau détective se dessine avec sa dernière période. En effet, le devenir des héros de la littérature policière est rarement radieux, ou rarement en rapport avec les bas-fonds qu'ils ont arpenté. Ceux qui ne meurent pas sont généralement ramenés à leur point de départ par leurs créateurs, ce qui les rend immortels, puisque privés de futur et emprisonnés dans le présent de la sérialité. Ainsi certains enquêteurs peuvent-ils traverser les épreuves du temps sans jamais quitter leurs fonctions, et certains valeureux policiers des petits écrans des deux côtés du Rhin peuvent-ils poursuivre leur activité bien au-delà de l'âge d'une retraite qu'ils ne prennent jamais. Les autres quittent le monde qu'ils ont tenté de protéger ou de servir : Marlowe quitte The Long Good-bye en se mariant et en abandonnant son emploi de détective.

Cadin, lui, continue coûte que coûte parce qu'il ne sait plus rien faire d'autre. Son retour aux sources de l'enquêteur marginal est le signe d'une évolution. Redevenu simple citoyen, les vicissitudes du monde ne peuvent toujours pas le laisser indifférent. L'évolution de Cadin est symptomatique autant à l'échelle du Néo-polar français qu'à celle du genre entier. De ce dernier point de vue, le policier atteint un point désespéré de la quête de justice, puisqu'elle ne le laisse jamais en repos, et que son être se confond avec sa quête par-delà toute fonction sociale. Quant au polar français, il voit mourir l'un des seuls policiers qui étaient nés de la vague de l'après soixante-huit. Non qu'il fût le premier, mais Cadin avait ouvert une nouvelle ère. Le héros de Daeninckx n'était pas un fer de lance de l'engagement politique, mais il avait ses opinions, qu'il ne pouvait mettre de côté pour l'exercice de son métier. Il composait. Jusqu'à être contraint à agir en idéaliste, c'est à dire à agir sans y être contraint par sa fonction sociale.

L'évolution de Cadin annonce Fabio Montale, le héros de Jean-Claude Izzo dont le désespoir et le désenchantement, autant privé qu'idéologique, le font errer dans Marseille à la marge de la plupart des autres secteurs de la police. Il se décrit, comme Cadin, à la dérive lente, allant d'affectations en mauvais rôles pour le compte d'une police qui n'a que faire des hommes engagés ou des rêveurs.

En écho au parcours destructeur de l'enquêteur sans nom de Robin Cook, ces policiers français se perdent de manière toujours plus crue et violente dans leur parcours. Que reste-t-il de leurs missions, et comment agissent-ils pour faire éclater la vérité ? A la différence de certains de leurs homologues passés et contemporains d'Outre-Atlantique, comme les héros de James Ellroy, James Lee Burke ou Michael Connelly, ces enquêteurs ne semblent pas parvenir à faire de leur enquête une affaire personnelle. Fabio Montale le dit lui même dès Total Kheops, qui le voit pourtant assister à la disparition de deux de ses amis d'enfance et d'une jeune fille qu'il a aimée. Il veut punir les criminels, et ressent de la haine, mais cette haine est un sentiment complexe, fait de couches superposées de ressentiment et d'impression d'impuissance. Ces policiers et détectives privés français se disent souvent simplement entêtés. Ils ne semblent avoir d'autre raison de vivre que de tenter, à la mesure de leurs compétences et de leurs moyens, de faire pencher un peu la balance de la justice.

Gabriel Lecouvreur, alias Le Poulpe, n'a pas d'autre ambition affichée. Justicier presque surnaturel, irréel, et à la frontière du vraisemblable, il hérite à la fois de la violence des héros du roman Hardboiled, de la gouaille des truands parisiens des riches heures de la Série Noire, ainsi que du dévouement à la justice pour des faits qui ne le concernent pas de certains héros justiciers du roman-feuilleton, et peut-être même de certains superhéros. La particularité première du Poulpe réside dans son statut social, ou plutôt dans son absence de statut social. Anarchiste dans les actes ainsi que dans le discours, il n'est qu'à peine inséré dans la société, et un usage parcimonieux de l'héritage familial lui permet de vivre sans travailler. Dès lors, il peut se consacrer pleinement aux affaires qui attirent son attention. Son fonctionnement ressemble fortement à celui des grands détectives du XIX° siècle, au Chevalier Dupin, au Lecoq de Gaboriau ou à Sherlock Holmes. Marginal au sens propre, Lecouvreur est pourtant des plus utiles à la société, puisque ses agissements contribuent à la justice. Il s'agit cependant d'une justice personnelle, enclenchée par la curiosité et la sensibilité, et par là-même condamnée à devenir affaire personnelle. Le Poulpe parle peu, et ne cherche guère à être compris de ceux qu'il croise. Dans ses méthodes, il retrouve l'efficacité des héros les plus durs du Hardboiled, adaptant sa méthode d'interrogatoire en fonction des faiblesses qu'il décèle chez son interlocuteur. On le verra ainsi brutaliser sans états d'âme des lycéens dès sa première aventure, La petite Ecuyère a cafté. On ne le verra pas, en revanche, s'associer volontairement à la police. Il fuit cette institution qu'en bon anarchiste il ne peut trouver que dangereuse et liberticide. De plus, son activité le met en concurrence directe avec elle, à l'instar de ses prédécesseurs détectives privés. Son hostilité à l'égard des autorités le place dans une position nouvelle : il est le défenseur des victimes et le pourfendeur, tout à la fois, des voleurs et des gendarmes. Bien que son mauvais caractère ou sa modestie l'empêchent de le proclamer, il est un rempart inespéré contre l'injustice, qu'elle soit commise par les coupables ou négligée par les forces de l'ordre. Son indépendance lui confère la liberté qui manque aux policiers, et il se distingue d'une partie des détectives privés par le naturel avec lequel il assume cette marginalité.

Les aventures de Gabriel Lecouvreur développent un paradoxe soulevé par Chandler, qui évoquait "ces romans dont peu importait la fin". En effet, certains éléments peuvent laisser croire que l'intérêt de l'œuvre ne réside pas dans le dénouement de l'enquête. Le caractère plaisant de l'écriture, la sérialité poussée jusqu'à la dépersonnalisation -celle de l'auteur du moins, devenu multiple-, laissent à penser que certains éléments de suspense sont atténués, comme ceux qui entourent le destin du héros. Pourtant, c'est précisément parce qu'il suit toujours le même chemin que l'enquêteur accroche l'attention du lecteur : les faits divers, le quotidien, ces petits drames vite oubliés sont pour lui autant de signes de dysfonctionnements sociaux. C'est donc en raison même de l'apparence anodine de son point de départ que le lecteur est tenu en haleine : Le Poulpe lui offre dans le même temps la résolution de l'un de ces petits drames du quotidien et un bref regard sur la face cachée de la société. De ce point de vue, Gabriel Lecouvreur est un "détective public", nouvelle dénomination dans le genre policier, croisement inattendu entre le caractère solitaire, donc privé, de l'enquête, et les préoccupations altruistes, donc publiques, d'un militant au sens étymologique du terme : il se bat personnellement contre les injustices qui le mettent en éveil uniquement parce qu'il a été mis en éveil.

Cette présentation du récit policier français, forcément incomplète, nous permet de mesurer l'ampleur d'une des tendances principales de "l'école française", sa politisation. Alors que Boileau et Narcejac n'ont guère trouvé de successeurs dans le roman à suspense, que Simenon semble demeurer, au fil des ans, un monument à caractère unique, on a vu renaître et s'épanouir le "polar", ce roman des rues sombre et cruel, qui n'a pas quitté les rues après qu'elles eurent été repavées. Sa principale évolution de l'après-soixante-huit est la généralisation de son univers. Les bas-fonds n'ont pas disparu, mais leurs frontières sont plus difficiles à tracer que jamais. Désormais, tout est à portée de polar, et tout peut être abordé, traité, questionné et jugé par le polar.

1 ainsi que Franck Lhommeau l'a montré dans son article de la revue Temps Noir en juin 2001.


Raphaël Villatte
Forscher an der Universität Limoges und Lehrer für Französisch als Fremdsprache an der Universität Amiens


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S. 1 Bericht über die Tagung
Eine Zusammenfassung
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S. 2 Vom Wende-Krimi zur Krimiwende.
Berlinkrimis der letzten Jahre.
Von Christian Jäger

S. 3 Roman noir : Geschichte und Verbrechen
Von Elfriede Müller

S. 4 Grundzüge einer historischen Gattungsbestimmung der "Kriminalliteratur"
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S. 5 Les Premiers Auteurs français du roman noir
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S. 6 Krimis in der DDR – Agitprop?
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